Les derniers pas
Tu te tiens tout raide sur ton lit, les mains croisées sur ta poitrine. S’il n’y avait le léger mouvement de ta respiration, on aurait pu jurer que tu étais mort. Je m’approche de toi. Je touche ton bras. Tu sursautes.
– Ah, c’est toi !
– Oui, c’est moi. Je suis passée te voir. Tu vas bien ?
Tu maugrées. Je demande encore, guillerette :
– Tu as l’air fatigué. Ce n’est pas la forme aujourd’hui ?
Tu grognes. Finalement, tu m’expliques que tu as mal dormi car tu as combattu.
– Et quels ennemis as-tu combattus, papa ?
Tu réponds avec brusquerie :
– Chez nous.
Je m’étonne et j’interroge :
– Quel chez nous ? Ta maison ou la maison de ton enfance ?
– Ma maison. Enfin pas ma maison, mais ma voiture. J’ai appris que vous utilisiez ma voiture alors que cela fait tout l’été que vous me disiez qu’elle ne marchait plus ! Et voilà qu’elle roule !
Tu es en colère et tu as raison de l’être. Et c’est vrai, ta voiture roule à nouveau. Après un séjour au garage tout de même… En fait, c’est nous qui n’avons pas entrepris les réparations auparavant car nous ne voulions plus que tu conduises. Cela aurait été trop dangereux et pour toi, et pour ceux que tu aurais croisés. Car tu ne vois presque plus rien, tu sais.
Tu boudes. Tu dis juste :
– Je voyais assez pour juste faire un kilomètre pour aller voir mes champs !
Je m’assieds près de toi et j’attends. Car ton bon cœur ne te permet pas de bouder longtemps. Pendant les quelques minutes que ça dure, je me remémore cette année de déclin. La fois où j’ai entouré de ruban adhésif la télécommande car tu ne parvenais plus à changer les chaînes de la télévision sans tout dérégler, ne te laissant que les boutons strictement indispensables. Je pensais te faciliter la tâche… tu parles ! Le lendemain, tu avais tout arraché et tu m’as dit, l’air mauvais :
– Mais on me traite comme un gamin, ici. En plus, la télé, elle ne va plus…
Et ce matin d’été où je suis arrivée, gênée, mon paquet de couches pour adultes dans les bras. Où je t’ai expliqué que ce n’était plus possible de continuer ainsi. Que je ne pouvais plus continuer ainsi…
Avant, bien avant, c’est toi qui changeais mes couches. Et c’est toi qui m’as appris à conduire dans notre petite auto. Tu as supporté mes « je sais, je sais » alors que je ne savais pas du tout et que je frôlais les talus à droite, les autres véhicules à gauche sans broncher ! C’est entre tes mains protectrices que j’ai commencé de marcher et c’est encore elles qui ont essuyé mes larmes quand je pleurais mon premier amour… C’est toi qui m’as appris à lire. Te souviens-tu quand tu sortais tous les paquets d’ingrédients et de nourriture de l’armoire de la cuisine (au grand dam de maman) et je que m’appliquais à déchiffrer consciencieusement : B-A BA N-A NA G-O GO… BANAGO !
Et aujourd’hui, tu as besoin de quelqu’un pour t’aider à te laver, à t’habiller, pour manger, pour te déplacer. Tes yeux, délavés peut-être par tout ce que tu as contemplé… ou par l’amour qui te traversait… ne voient presque plus rien et c’est à peine si tu me reconnais quand je viens te voir at home, comme je le dis. Pourtant c’est vrai : le home n’a rien d’un at home…
Oui, ce sont d’autres personnes qui prennent soin de toi. Et c’est aussi moi qui prends soin de toi. Je te rends un tout petit peu de ce que tu as fait pour moi. Je m’inquiète quand tu tousses. Je te soutiens quand tu marches. Je cherche dans ton regard une étincelle qui n’est plus. Ou si peu. Pour que tu me comprennes, je parle fort et j’utilise des phrases courtes et simples. Comme à un enfant.
Papa, parfois je me dis que c’est moi qui, un jour, serai à ta place, at home. C’est moi qui serai l’enfant de mes enfants… Me souviendrai-je de ces moments de déchéance, des mains qui tremblent, du corps qui trahit ?
Ta main alors viendra-t-elle prendre la mienne, comme lorsque j’avais un an et que je m’appliquais pour mettre un pied devant l’autre, oui, ta main viendra-telle prendre la mienne pour m’aider à faire mes derniers pas ?
Mais pour le moment, tu souris. Tu serres ma paume très fort. Tu dis :
– Ah, ma petite fille est là !

copyright Mireille Stegmuller
copyright Mireille Stegmuller
At home, 7 décembre