La bague

Quel âge avions-nous ? Je ne m’en souviens plus exactement. Tout ce dont je me rappelle, c’est que c’était la période d’avant Noël.
Il faisait sombre dehors. Un de ces ciels de nuit d’avant la nuit, quand les nuages touchent de leur ventre rebondi les falaises que gifle sans cesse la mer. Dans notre petite maison de pierres située sur un promontoire, le feu ronflait dans le poêle. Les adultes, assis dans la cuisine, refaisaient le monde autour de la table de bois brut entre deux gorgées de whisky ou éclats de rire.
Moi, j’étais assis tout seul sur un fauteuil en tissu imprimé hideux. Mes deux chevilles blanches et maigres ressemblaient à des bâtons pâles au bout de mes pantalons en velours côtelé vert foncé. On aurait dit des allumettes à chaussettes à losanges. Par terre, ma sœur Gwen et mes cousins Peter et John s’amusaient au jeu de l’oie. Un peu plus loin, Sarah, la fille de nos plus proches voisins, coiffait sa poupée aux cheveux à peine moins noirs que les siens. Je soupirai… les miens avaient plutôt tout de la carotte de saison et comme si cet orange n’était déjà pas assez humiliant, j’étais affublé de milliers de taches de rousseur. Tous les soirs, je faisais le même vœu : que le matin suivant, je me réveille avec une peau exempte de tout éphélide. Mais sans doute le vent qui soufflait si souvent et si fort sur ce coin perdu de Cornouailles empêchait ma prière d’être entendue d’en haut.
Je tenais sur mes genoux cagneux un calendrier de l’Avent que ma tante m’avait offert et j’essayais maladroitement d’ouvrir la deuxième case. Le bruit du carton que l’on déchire a fait lever la tête de Sarah :
– Qu’est-ce que tu as trouvé, Paul ?
– Attends, je ne sais pas encore.
Je grattai à l’intérieur et en sorti une bague en plastique, sertie d’une pierre factice rouge.
– Oh, une bague ! Qu’elle est belle ! Cela me donne une idée : et si nous jouions à la bague d’or ?
Immédiatement, tout le monde se mit en rang d’oignons sur le canapé à rayures sauf John qui alla se cacher derrière la porte. Je passai vers chaque enfant et ce fut dans les mains jointes de Sarah que je déposai le bijou. Fallait-il que je sois stupide ! Si j’avais réfléchi ne serait-ce qu’une seconde, j’aurais pu prédire ce qui allait arriver ! John revint et demanda à Gwen :
– Belle princesse, avez-vous la bague d’or ?
Gwen se releva aimablement et dit :
– Prenez ma place et j’irai la chercher.
Elle posa la même question à Peter qui se mit debout. Après, c’était évident. Il ne restait que Sarah pour avoir entre ses paumes le trésor. Et ce fut le cœur traversé de jalousie que j’entendis la voix douce de celle-ci répondre :
– Contre un doux baiser vous l’aurez.
Le plus horrible pourtant fut certainement le bruit des lèvres de Peter effleurer la joue dorée de Sarah ! Ou du moins je le pensais car à peine quelques minutes plus tard, le même Peter signifia la fin du jeu en tendant ouvertement la bague – ma bague ! – à Sarah en lui disant :
– Tu peux la garder, je te la donne ! Elle n’est que pour toi !
Je dus verdir de rage, rougir de colère, blêmir de jalousie. Et malgré toutes ces couleurs, on voyait toujours mes taches de rousseur ! Sarah eut un sourire exquis.
Je sortis en claquant la porte. A l’extérieur, le vent me tarabusta comme une feuille morte. Je frissonnai en me collant contre le mur. J’essuyai une goutte d’eau qui s’était égarée sur ma pommette et je me persuadai que ce devait être à cause de la pluie. J’étais dévasté comme on peut l’être, enfant, quand l’amour de votre vie en aime un autre !
Tout près de moi, un cliquetis agaçant ponctuait chaque rafale. Je regardai. Il s’agissait d’une circonvolution de bois qui s’agitait sous l’emprise du souffle autour de son fil de fer. Cela provenait de l’un des deux ceps que mes parents avaient plantés dans l’espoir d’obtenir quelques grappes de raisin. Oh, des grappes, il y en avait ! Mais elles étaient si acides que même les oiseaux n’en voulaient pas ! Cela n’empêchait pas mon père de tailler soigneusement sa vigne pour le jour où le changement climatique permettrait au sud de l’Angleterre de produire des vins dignes des grands Bordeaux.
Je délivrai délicatement la spirale végétale. Cela faisait comme une bague. Une bague en bois. Je rentrai.
Il faisait vraiment nuit quand les adultes décidèrent de rentrer. Gwen et moi disions poliment au revoir près du poêle, le dos rôti par la chaleur émanant des planelles. Quand Sarah me tendit sa petite main brune, je lui glissai l’anneau de bois en lui murmurant :
– Pour toi.
Nous ne nous sommes jamais revus. Peu après, nos parents se sont brouillés. Elle a déménagé quelques temps plus tard.
J’avais presque sept ans et déjà j’avais perdu l’amour de ma vie !

Aujourd’hui, nous sommes le 2 décembre 2017. J’ai vingt-sept ans. Je travaille comme ingénieur dans un bureau de la banlieue de Londres. J’ai connu plusieurs filles. Je n’en ai gardé aucune. Non qu’elles ne soient jolies, désirables, intelligentes, sensibles, pleines d’humour… non. C’est juste que mon cœur n’arrive pas à s’arrimer. Il erre de port en port. Indécis. Incapable de s’attacher. De jeter l’ancre.
On sent déjà la fébrilité des fêtes. Les gens se pressent, se bousculent sans se regarder. Dans le métro, de longues files se croisent. On dirait des serpents qui s’enroulent et se déroulent, anonymes. Suis-je le seul à observer ? Dans la rame bruyante et pourtant silencieuse tant chacun reste dans son coin, je me balance d’un pied sur l’autre. Je vois tout le monde. Personne ne semble me voir. Un peuple sans âme ! Il n’y a que cette femme, un peu plus loin, qui parait vivante. Je la contemple à la dérobée. Sa peau est dorée, comme les petits biscuits de Noël dans les boulangeries et des boucles noirs cherchent à s’évader de dessous son bonnet de laine. Ses yeux, deux opales luminescentes, brillent de mille feux. Soudain, elle défait avec grâce la grosse écharpe qui entoure son cou et c’est là que j’aperçois…
… une circonvolution de bois soutenue par un collier d’argent. Je crie :
– Sarah !
Elle lève son visage vers moi. Elle sourit. Elle me sourit. Elle dit simplement :
– Paul ? Je t’attendais…

copyright Mireille Stegmuller
copyright Mireille Stegmuller
Grande Bretagne 2 décembre