Communiquer

Chers humains,
Depuis très longtemps, nous partageons la même planète. Les miens étaient là quelques millions d’années avant vous mais on ne va pas chipoter pour si peu. Et surtout pas pour une question de territoire. Il y a assez de place pour nous tous.
N’oubliez pas non plus qu’avant vous, nous avons vu naître bien d’autres espèces : des charmes si charmants… Des chênes déchainés. Des hêtres qui voulaient être avant d’avoir été. Et puis vous êtes arrivés. Poilus et si fragiles. C’est vrai, vos deux poteaux, contrairement au nôtre, vous permettaient de vous mouvoir. Avant, vous n’étiez que quelques milliers. Vous vous faufiliez entre nos troncs, l’arc à la main, poursuivant le gibier qui permettait de nourrir vos petits. Vous passiez une saison, parfois plus sur le même sol que nous et vous disparaissiez pendant des lunes.
Ensuite, les choses se sont passées très vite. Vous avez commencé à vous installer. Il vous fallait de l’espace et puis aussi du matériel pour construire vos abris, pour donner à manger à vos animaux. Petit à petit, vos outils sont devenus plus tranchants et plus meurtriers. J’ignore combien des miens sont tombés sous les coups de vos cognées.
A peine quelques siècles plus tard, vous avez fait reculer mon peuple, laissant les plaines et les vallées se couvrir d’herbage et de blé. Et quand cela ne vous a pas suffi, ce sont vos rues et vos cubes en béton qui ont recouvert cette terre dont mes descendants étaient les dignes gardiens.

Quant à nous, on nous a cantonnés sur les montagnes ou sur les pentes abruptes et peu fertiles. Nous dérangions.
Nous dérangions quand nos racines creusaient la terre, arrimant notre vaisseau de branches et d’aiguilles.
Nous dérangions lorsque nos rameaux s’agitaient dans la folie des vents d’automne.
Nous dérangions lorsque nos hautes statures vous privaient du soleil de l’été.
Nous dérangions en vous empêchant de pouvoir tracer vos routes rectilignes.
Parce que vous pensiez que nous ne ressentions ni ne disions rien (selon vos principes), vous vous êtes crus permis de nous reléguer au rang d’inférieurs.
Vous avez oublié…
… que ces mêmes rameaux offraient un refuge pour les amoureux. Combien d’entre nous n’étaient pas émus à la vue de vos caresses et de vos baisers ?
… que nous développons des trésors d’attention, de protection et d’amour pour nos enfants de sève et d’écorce…
… que nous sommes d’incessants bavards qui ne cessons de prendre des nouvelles des uns et des autres…
… que nous prenons soin des plus faibles d’entre nous avec tendresse et compassion…
Toi l’humain, pourquoi faudrait-il que le seul langage qui prévaut soit celui des mots et des phrases bien construites ?
Comme si l’amour ne pouvait se conjuguer qu’avec un seul verbe.

Sache, compagnon bipède, que chacune de mes aiguilles porte en elle l’affection de ceux qui m’entourent. Que mon tronc tout entier n’est qu’un élan de ferveur, une prière pour la terre qui me nourrit. Que mes branches chantent de tout leur cœur de bois une mélodie de joie, vibrant telles les cordes d’un violon.
Alors dis-moi : est-ce moi qui ne sais pas parler ? Ou toi qui ne sais pas entendre ?

Autriche 3 décembre