Lignes

Je me penche sur le rebord de la piscine. Les lignes, au fond, dessinent des forment curieuses. Je sais bien que c’est à cause de l’eau mais je ne vois pas comment. Parce que l’eau, c’est transparent, pas vrai ?
J’essaie de suivre une ligne. Depuis là-bas, le bord qui est de l’autre côté. Cela fait deux heures que je n’y arrive pas. L’eau bouge toujours. Et la ligne se brise tout le temps, mais jamais de la même manière. Ce n’est pas grave. C’est même rigolo. J’ai tout l’après-midi, même si le sol dur et carrelé me fait mal aux os.
Ça y est ! Je suis presque parvenu à regarder la ligne complète ! Il faudrait juste quelques instants de plus, que l’eau reste tranquille… Derrière moi, j’entends des rires et des moqueries. C’est Gerhard et sa bande, j’en suis sûr. Ils disent des choses méchantes sur moi. Que je suis un taré. Un idiot. C’est tous les jours comme ça. Ici, à la piscine. Sur le chemin de l’école.
Parce que je suis les lignes. Toutes les lignes. Les lignes des barrières. Celles des fils électriques. Même les lignes blanches quand je suis dans le bus. C’est rigolo, les lignes blanches sur la route. Parfois, elles durent longtemps. Parfois elles sont en petits traits. Alors je dis dans ma tête : « ça continue », « ça s’arrête », « ça continue », « ça s’arrête » et je dois le dire très vite car ce sont vraiment de tous petits traits ! Seulement, quand je le dis dans ma tête, ce n’est pas vraiment dans ma tête car je parle un peu fort. Et Gerhard et les autres sont là pour rire et se moquer de moi. Ils font des signes avec les mains. Je sais très bien ce que cela veut dire. Que je suis tordu dans mon cerveau. Tout ça parce que j’aime les lignes.
Les lignes, c’est comme la vie. On ne sait jamais quand elles se courbent. Ni quand elles s’arrêtent. Moi, le matin, j’imagine que je poursuis une ligne. J’ignore quelle direction elle va prendre. Si elle va se tordre comme les lignes de la piscine. Ou si elle va croiser d’autres lignes.
Ce qui me plait vraiment, c’est quand ma ligne croise celle de Mabelle. Mabelle, elle ne s’appelle pas vraiment ainsi. Son vrai nom, c’est Annabelle. Moi je dis Mabelle parce que c’est ma belle à moi.
Mabelle, elle est comme moi. Elle a un trou dans sa tête. Les gens ricanent quand ils nous voient et des fois, ils font des gestes ridicules pour se moquer de nous. Mais Mabelle qui est ma belle à moi et moi, on s’en moque ! On se tient par la main et on rit, parce que nos lignes se sont croisées aujourd’hui. Et nos trous dans la tête, ce n’est pas grave parce que nous savons tous les deux que c’est par là que passe la lumière ! C’est pour ça qu’on est heureux ! Quand Mabelle rit, la ligne de sa bouche fait comme une lune ! Mabelle ne sais pas bien parler mais je m’en fous car quand elle parle, elle ne parle que pour moi et elle dit des mots qui brillent comme des petits diamants ! Et ce sont les plus beaux diamants du monde !
Les autres ne comprennent rien. Ni à Mabelle et moi. Ni aux lignes. Ils veulent que les lignes soient droites, toujours. Que ça soit bien rangé, avec des lignes qui font de petites cases, toutes les mêmes. Dedans les cases, on met des choses. Tout en ordre. Il y a les cases du début. Celles de la fin. Les cases de hier. Celles de demain.
Pour Mabelle et moi, avec les trous qu’on a dans la tête, il y a juste des lignes qui dansent et nous qui dansons sur les lignes ! Et on ne sait jamais où une ligne nous amène ! Et même si ma ligne ne croise pas la sienne un jour, pas de problème. Car on sait que les lignes se tordent et se détordent et que peu importe la direction qu’elles prennent, ce n’est pas important. Parce que Mabelle m’aime et que j’aime Mabelle qui est ma belle…
Et quand vous regarderez une ligne à la piscine, pensez à moi et à Mabelle. Qui avons un trou dans la tête qui laisse passer la lumière. Celle qui entre. Celle qui sort.

copyright Mireille Stegmuller
copyright Mireille Stegmuller
Quelque part, 5 décembre